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Intéressé de longue date par la légende de Tristan et Iseult, Richard Wagner rédige dès 1857 la première version du livret de ce qui deviendra son opéra alors qu’il est en plein travail sur Siegfried. De nombreuses difficultés dans sa tumultueuse vie privée, des problèmes financiers et artistiques, plusieurs chanteurs se révélant inaptes à interpréter les rôles principaux, empêchent les premières prévues à Karlsruhe, Paris et Vienne. Ce n’est que grâce au soutien inconditionnel du jeune roi de Bavière Louis II que Tristan und Isolde peut enfin voir le jour le 10 juin 1865 au Königliches Hof- und National Theater de Munich. Malgré des critiques mitigées, le public est subjugué par la puissance émotionnelle de l'œuvre. Après quelques représentations, le décès inopiné de l’interprète de Tristan donne un coup d’arrêt à la carrière de l’opéra. À partir de sa reprise à Weimar en 1867, Tristan und Isolde s’imposera comme l’un des grands chefs-d’œuvre de Wagner.
Hormis une représentation le 26 mars 1926 dans le cadre de « Journées wagnériennes », Tristan und Isolde manquait au répertoire de notre Maison. Cette absence de près d’un siècle sera réparée avec cette nouvelle production, dirigée par notre Directeur musical Giampaolo Bisanti. Ce dernier a déjà abordé le répertoire wagnérien avec Der Fliegende Holländer à Bari en 2018, et concrétisera en janvier 2025 le projet longuement mûri et préparé de diriger Tristan und Isolde.
« Wagner représente un sommet pour tout musicien, qu'il soit chanteur, chef d'orchestre ou instrumentiste. L'approche de sa musique exige une préparation minutieuse : c'est la raison pour laquelle, bien avant d’entamer les répétitions proprement dites de Tristan und Isolde, j’ai tenu à organiser dès 2023 des séances de travail avec notre orchestre, dégagées de toute échéance immédiate mais avec, en ligne de mire, le retour dans notre programmation du grand répertoire allemand, et notamment de Richard Wagner ou de Richard Strauss. Ces séances de travail consacrées à un répertoire de plus en plus exigeant nous ont permis de rechercher un son d’ensemble adapté à ces compositeurs de génie. Aujourd'hui, je suis fier de dire que notre orchestre est prêt à relever le défi wagnérien avec excellence, sans appréhension, et de manière régulière.
Nous nous lançons dans ce défi avec Tristan und Isolde, l'une des œuvres les plus complexes de Wagner, qui renferme sa vision musicale et le romantisme allemand tel qu'il le concevait, et qui unit texte et musique d’une manière absolument unique. Son écriture musicale est dense, riche : c’est un tourbillon mélodique continu, un voyage au cœur de l'âme humaine, une introspection. Wagner nous force à nous regarder intérieurement et à nous comprendre mieux. Est-ce épuisant ? Certainement. Mais c'est aussi l'expression la plus noble et authentique que la musique puisse offrir : après la représentation, le spectateur quittera l’opéra secoué et ému. »
Giampaolo Bisanti
Le metteur en scène français Jean-Claude Berutti entretient depuis ses débuts de solides relations avec le milieu artistique belge, tant au théâtre qu’à l’opéra. Ainsi, à l’Opéra Royal de Wallonie-Liège, il a signé les mises en scène de Dantons Tod de Gottfried von Einem (1998) et de Der König Kandaules d’Alexander von Zemlinsky (2006). Dans son prolifique répertoire de créations, il a abordé Wagner avec Tannhäuser, en 2009 à l’Opéra National de Bordeaux. Il retrouvera ce compositeur et Liège par le biais d’une scénographie épurée dans laquelle la vidéo emmènera le spectateur entre mer et forêt.
Pour narrer l'histoire de Tristan und Isolde à la manière wagnérienne, Jean-Claude Berutti s’est plongé dans une idée familière au compositeur et à ses contemporains : le concept de l'éternel retour, inspiré de la philosophie indienne, selon lequel le temps se répète cycliquement plutôt que de se dérouler de manière linéaire. Ce schéma temporel se manifeste dès l'origine du mythe médiéval : Tristan, partant d'Angleterre vers l'Irlande, tue le futur époux d’Isolde.Il est soigné par cette dernière, ce qui est la première amorce de leur amour. Alors qu'elle découvre sa culpabilité dans la mort de son promis, Isolde oscille entre vengeance et amour, finissant par le sauver d'un regard croisé. Malgré le départ de Tristan vers l'Angleterre, son retour en Irlande pour la demande en mariage de Marc souligne la destinée inéluctable des deux amants.
Jean-Claude Berutti choisit d'aborder l'opéra de Wagner en commençant par sa conclusion : Tristan, agonisant, attend en vain le retour d'Isolde. Cette idée guide toute la trame narrative, déployant le récit des amants maudits devant ses yeux mourants. Cette approche entremêle les temporalités dans un éternel recommencement. Entouré de Jeanny Kratochwil (costumes), Rudy Sabounghi (décors), Christophe Forey (lumières) et Julien Soulier (vidéo), le metteur en scène explore la répétition cyclique du temps pour mieux capturer l'essence de cette histoire d'amour tragique.
Le ténor suédois Michael Weinius est l’un des grands interprètes wagnériens du moment, qui a interprété le rôle de Tristan dans près de vingt productions : sa première apparition sur notre scène sera, pour notre public, l’occasion de découvrir sa maîtrise du langage du compositeur.
Pour ses débuts dans le rôle d’Isolde, nous recevrons pour la première fois à Liège la soprano Lianna Haroutounian, qui réalisera sur notre scène un rêve de longue date en abordant le répertoire wagnérien.
À leurs côtés, nous retrouverons la grande Violeta Urmana en Brangäne, Evgeny Stavinsky en Roi Marke et Alexander Marev en Melot, et accueillerons pour leurs débuts sur notre scène Birger Radde (Kurwenal) et Zwakele Tshabalala (Ein junger Seemann/Ein Hirte).
Note de mise en scène
En réactualisant le vieux roman breton de "Tristan et Iseult", Richard Wagner opère au moins trois miracles.
Il commence par faire d’Iseult une magicienne aussi puissante et tourmentée qu’Armide, alors figure prépondérante des scènes lyriques. Cela a son importance dans tout l’opéra : l’Isolde magicienne a sauvé son ennemi Tristan de la mort alors qu’elle en tombait secrètement amoureuse. Dans son nouveau rôle de future reine du pays colonisateur de sa patrie, Isolde est doublement blessée et perd plusieurs de ses pouvoirs, ce qui explique l’égarement du personnage au début de l’opéra. Que la vengeance qu’elle ourdisse se trouve du côté de la magie et de la mort n’est pas étranger à son statut de magicienne.
Le deuxième « miracle » accompli par Wagner dans son opéra découle directement du précédent. Du premier au dernier accord, la musique baigne dans la mort : le désir pour les deux amants de la rejoindre d’abord, avant même d’avoir bu le philtre censé les tuer, la nuit du désir dans laquelle leur amour les enferme ensuite... Ce continuum tragique est une nouveauté absolue dans le domaine de l’opéra (et peut-être même de l’art en général).
Le troisième aspect remarquable de l'œuvre de Wagner, qui est pour nous le plus essentiel, se manifeste dans la construction du personnage de Tristan, dont l'étymologie même présage sa nature mélancolique. Non seulement Wagner nomme l’antériorité de ce haut mal, mais encore il fait de Tristan son personnage le plus nihiliste, le plus convaincu de l’absence de valeur de ce qui fait la vie. Cette vision se traduit par une série d'actes délibérément autodestructeurs : Tristan n’hésite pas à boire le philtre dont il est sûr qu’il va le tuer sur place, ensuite il trahit le roi Marke tout en lui livrant la femme qu’il aime, en trahissant son oncle et protecteur il trahit ses pairs; enfin il se jette sur l’épée de Melot afin que ce dernier le blesse mortellement…
Du constat de ce troisième miracle wagnérien, nous avons tiré une conclusion : depuis le premier accord jusqu’au dernier du deuxième acte, nous sommes dans les souvenirs de Tristan lui-même. Alors qu’il vit les dernières heures de son existence, tout en espérant en vain qu'Isolde revienne, Tristan ressasse la lamentable aventure de sa vie dans un précipité qui dure presque quatre heures…
C’est notre façon d’illustrer le thème hautement symbolique de l’Éternel retour.
Jean-Claude Berutti